L’Intempérie – Le Magazine Littéraire
L’Intempérie
Traduit de l’espagnol (Argentine)
Par Denis Laroutis
Éd. Rivages, 160 p., 22 €
Á Buenos Aires, l’histoire s’est arrêtée, le temps fait machine arrière. Le désert avance, les gratte-ciel s’effondrent, les sauterelles sont déchaînées. Différents mouvements révolutionnaires ont repris les armes. L’Intempérie de Pedro Mairal est le récit d’une mystérieuse apocalypse argentine qui pourrait bien servir d’advertissement à l’humanité tout entière. Du désastre, une voix cependant s’élève et s’obstine à remetre les bâtiments à leur place en les pointant sur une carte, à nommer les défunts un à un. María Valdes Neylan a survécu et raconte. Son témoignage n’est pas une plainte mais le lent réapprentissage d’une langue emportée par la tourmente, une victoire sur le silence qui suit toute catastrophe. Ni états d’âme, ni variations psychologiques : la puissance de son discours réside dans la vision de près d’une ville transformée en vaste labyrinthe. De cette distance étonnamment réduite entre l’oeil et son objet surguit une réalité sombre, quasi fantastique : la terre laisse apparaître des visages noires, le fleuve est hanté par un monstre étrange, “le Cruque”…
Une écriture en trompe l’oeil? La béance du point de vue confère au contraire une justesse surprenante aux tableaux d’un peulple brisé par cette intempérie, symbole d’une des nombreuses crises politico-économiques qui ont secoué l’Argentine. Tout se passe comme si ce monde venait à nous sans passer par le filtre d’une vie. Cést parce que María Valdes n’est plus rien qu’elle peut dire quelque chose. Mendicité, prostitution, travaux harassants : la lutte pour la survie installe les personnages dans un état intenable entre étre et n’être plus, les fait “sonner creux”. María renaît grâce à ce récit a posteriori qui lui permet de gagner une nouvelle identité en tant qu’être de mémoire, une nouvelle vie au service des morts. Dans un pays en guerre, les soldats argentins punissent les rebelles en leur brûlant les yeux au fer rouge. De temps en temps, ils en épargnent un : ils lui laissent un oeil pur guider les autres. Les survivants sont ainsi condammnés à être des héros. Pedro Mairal met au jour dans le récit d’un martyre le martyre même de l’ecrivain, porte-parole de l’invisible et de l’innommable. Le livre devient “l’oeil désespéré de l’homme qui devait voir pour tous les autres”.
Émilie Sapielak
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